Citation:
Dans le Midrash Tanḥouma, Lech Lecha 10, il est reproché à Avraham Avinou d’avoir eu peur de ne plus avoir de mérites, du fait qu’Hachem l’avait déjà sauvé à deux reprises.
Je ne comprends pas en quoi cela constitue une ‘avera, puisque c’est précisément ce qu’on trouve dans plusieurs passages du Talmud :
Chabbat 32a et Ta‘anit 20b : ואם עושין לו נס – מנכין לו מזכיותיו ;
ainsi que dans Berakhot 4a, où David et Ya‘akov expriment une crainte similaire — sans que cela leur soit reproché.
(Il est vrai que je me souviens avoir lu dans le Kovetz Maamarim du Ra v El’hanan Wasserman s’interroge justement sur le manque de bitaḥon qu’ils auraient pu manifester.)
Comment comprendre la critique adressée ici à Avraham selon le Midrash ?
C’est une bonne question.
Je souligne avant tout que le
Midrash Raba (Beréshit Raba §44,4) rapporte ces avis, sans mentionner l’aspect du reproche fait à Avraham d’avoir douté (d’avoir eu ce « Hirhour »).
[Dans le Midrash Raba c’est R. Lévi et Rabanan, au lieu de R. Lévi et R. Its’hak du Tan’houma.
Plus encore, les opinions sont inversées ; ce que dit R. Lévi dans le Tan’houma est (dans le Midrash Raba) l’opinion de Rabanan qui sont en désaccord avec R. Lévi qui dit ce que dit R. Its’hak dans le Tan’houma.]
La question ne se pose donc pas sur le
Raba, mais elle se pose effectivement sur le
Tan’houma.
Pour y répondre, on pourrait imaginer quelques pistes, je vous indique ce qu’on peut trouver dans les Sfarim :
Le
Shem Mishmouel (Vayera 5673) (cité dans
Assoufat Maarakhot (Goldwicht) tome 1, p.250) explique que ce Hirhour indique indirectement qu’Avraham concevait la rétribution comme un droit, alors que ce n’est qu’un ‘Hessed de D.ieu.
Le
Shévet Sofer explique dans son
Shaarei Sim’ha (Vienne 1923, daf 24a) que ce qui est dit à propos de celui qui bénéficie d’un miracle, qu’il se verra amputé de son sakhar sur ses mitsvot, ne s’applique que dans le cas où le miracle a été accompli totalement « pour lui », mais pas lorsque la personne s’investissait pour autrui (pour Loth) ou pour diffuser le nom de D.ieu dans le monde (Kivshan).
Rav Shakh [cité dans
Talelei Orot (tome 1, p.139-140) et dans
Ma’hshevet Moussar (tome 1, p. 163),
mais voir une autre explication en son nom dans Ma’hshevet Moussar (tome 3, p.102)] a répondu à votre question en disant qu’étant donné que tous les plaisirs de ce monde ne sont rien face à un instant au Olam Haba, il y a un ‘hissaron dans le Hirhour d’Avraham qui pense que toutes ses Mitsvot auraient été « récompensées » par des choses de ce monde-ci.
R. Tsvi Elimélekh de Dinov dans
Igra Dekala (nouvelle édition, Bnei Brak 2009, tome 1, p.531) explique que le reproche fait à Avraham est d’être Meharher contre D.ieu de lui avoir donné son Sakhar dans ce monde-ci.
הנה ההרהור אחר מדת הדין הוא לדעתי שרצה לומר על מה עשה י"י ככה ליתן לו שכרו בעולם הזה ולא ישמור לו שכרו לעולם הבא כמדתו עם הצדיקים, וזה היה הרהור אחר מדת הדין
Vous remarquerez effectivement que les mots du
Tan’houma sont bien כיון שהרהרת אחר מעשי, il est question de remettre en cause la conduite de D.ieu.
Nous lisons plus ou moins la même idée dans le
‘Hidoushei Batra (sur les Midrashim, Jér. 1979, p.127) ainsi que dans le commentaire de
Rav Avraham Méir Rosen « Biour Haamarim » sur le Tan’houma (Varsovie 1878, daf 27a).
Proche de cette idée, nous pouvons lire dans
Imrei Its’hak (
Rokowsky, de Monsey)
(Jér. 2015, Beréshit, p.68, sv. Veniré) qu’effectivement, le hirhour d’Avraham est à lier à sa modestie, mais malgré tout, le Tsadik doit savoir que tout ce que fait Hashem est pour le bien.
לפי שהצדיק השלם במעלה צריך להאמין בתכלית השלמות שכל מה דעביד רחמנא לטב עביד והכל יביא ליותרת הטובה ולא להיפך וע"כ לא היה לו לחשוב כלל מה יהיה שכרו והאם כבר קיבל שכרו אלא היה לו לבטוח שהכל יהיה לטובה
Dit autrement,
Rav Ibgui écrit dans
‘Hokhmat Hamtspoun (Shemot 1, parshat Vaéra, maamar 137, p. 224) que la faute est de penser la Midat Hadin sans Midat Hara’hamim et imaginer qu’un tsadik comme Avraham puisse se retrouver sans Sakhar.
משום שאינו דרכי נועם שאברהם שמסר נפשו על כבוד שמים ישאר ללא שכר ואם חושבים כן כאילו מפרידים מדת הרחמים ממדת הדין לומר שהדין לבד פועל בלי רחמים וזה דבר שאי אפשר
Une autre formulation assez proche se trouve dans le
Beèr Moshé (Epstein) (sur Parshat Shla’h, Bamidbar tome 1, p.385) qui souligne un léger manque de Bita’hon dans la cas d’Avraham, où il constate que D.ieu l’aime, le sauve et recherche son bien.
שיש בזה חסרון דק בבטחון לאחר שראה שהשי"ת אוהבו וחפץ להצילו מכל צרה
Une idée voisine est rapportée au nom de
Rav Guedalia Eizman dans
Letitkha Elyon (Jér. 2018, Beréshit p.169) : ce sentiment de « désespoir » ressenti par Avraham est condamnable, il devait comprendre qu’une telle « injustice » ne devrait pas être possible.
Rav Reouven Melamed (Leénosh Bina, Bnei Brak 1995, p.480) (Melits Yosher, Beréshit, Bnei Brak 1989, p.104) explique aussi que c’est un problème de Bita’hon :
מ"מ מצד הבטחון היה חסר כאן במשהו והמדרגה העליונה היא שהיראה והבטחון יהיו שוים באותה מידה, ולכן נענש כיון שהיה חסר במדת הבטחון
[J’aurais axé cela autrement ; là où je vois un problème dans son Hirhour, c’est de raisonner en «
Eved Hameshamesh Al Menat Lekabel Prass », le fait d’avoir un Sakhar ou non au Olam Haba ne doit pas être notre boussole ! Il faut faire la Avodat Hashem et c’est tout.]
Avant de terminer, je vous donne encore une info : Quand j’ai lu votre question, j’en ai apprécié la pertinence et j’ai tout de suite eu un pincement et de la peine de ne plus pouvoir échanger, comme je le faisais depuis des décennies, avec
Rav Moshé Tsuriel-Weiss זצ"ל (qui est Niftar il y a deux ans).
Je savais que c’était parfaitement le type de questions auxquelles il aurait déjà pensé et je ne doutais pas qu’il aurait eu une réponse personnelle.
J’en étais tellement convaincu et j’étais tellement peiné de ne pouvoir l’interroger pour obtenir son explication, qu’il a réussi à me l’envoyer de là où il est ! Je veux dire que j’ai trouvé cette question dans son séfer
Otsrot Tsuriel (Bnei Brak 2020, p.446-447).
Sa réponse fait appel à des notions kabbalistiques, que je ne vais donc pas rendre en français ni expliquer, je vous donne la référence simplement.
Mais comme c’est un livre très rare
(il n’en a imprimé que VINGT exemplaires ! dont un pour moi 😊), je vous copie ici la partie qui nous concerne :
צריך עיון מה היה החסרון במה שחשב אברהם שקבל כל שכרו? אלא יש להקב"ה שני אופני פעולה או מדת הדין לתת לכל איש כדרכיו לפי טיב מעשיו וזה ע"פ ז' ספירות תחתונות, ויש עוד מדה מי"ג מדות של רחמים ונקרא חנון ובה הקב"ה חונן גם למי שאינו ראוי וזאת מהאוצר של מתנת חינם (רבנו בחיי ויקרא יח כט) זו לשונו: "אותם ששנינו במשנה שאין להם חלק לעולם הבא פירוש אין להם חלק ידוע בפני עצמן אבל הם נהנים ונזונין מכמה אוצרות של צדקה הגנוזים לאותן שלא זכו" (עכ"ל). ולכן בכוונה תחילה כתוב במקרא שלנו אנכי מגן לך (בראשית טו א) כי למדנו בספר תקוני זוהר (תיקון ל) כי כינוי אנכי הוא בבינה מן ג' ראשונות ושם ה' חונן גם למי שאינו ראוי. ומה שאברהם אבינו לא הבין בזה נחשב לו להרהור אחר מדות ה'.
PS: je ne me relis pas, veuillez excuser les fautes.
